4ème étage : Marie et Thibault

Marie, la vingtaine, étudiante en prise de son, flûtiste et chanteuse

4ème étage : Marie et Thibault
Marie
Nous partageons l’appartement avec Thibault, « notre » jeune travailleur de 24 ans, Denise qui a 76 ans et Timba qui vit avec ses deux enfants, Jean-Paul et Magloire, qui ont 2 et 7 ans. Voilà notre appartement intergénérationnel, de 2 ans à 76 ans !
Moi je cherchais une colocation. Je ne savais pas avec qui, je pensais trouver des étudiants de mon âge… Par hasard, sur le site du CROUS, j’ai vu l’annonce d’Habitat et Humanisme. C’était juste une proposition de colocation à un prix tout à fait raisonnable. En lisant le dossier d’inscription, j’ai vu : projet de colocation intergénérationnelle avec tout un tas de questions du genre : êtes vous prêt à vivre avec des enfants et avec une personne âgée ? Whoaa, je ne m’attendais pas du tout à ça mais je me suis dit : c’est génial ! C’est génial cette idée, c’est une expérience à vivre ! Ça m’est tombé du ciel comme ça. J’ai trouvé ça vraiment formidable.

Vous n’aviez aucune inquiétude ?

Marie
Heu… si… forcément. L’inquiétude de vivre avec des enfants en bas âge, moi qui suis étudiante, avec un rythme de vie décalé. Je me suis demandé si je n’allais pas devoir me réadapter à la vie de famille avec des contraintes d’horaires ? Comme je suis musicienne : vais-je pouvoir jouer de la flûte ? Quand j’ai visité les lieux et que j’ai rencontré Thibault et Denise, tous mes doutes se sont envolés.
C’est vrai que quand on découvre cet appartement bien construit et très spacieux, il semble difficile de se marcher les pieds, les uns et les autres. Les débuts ? Je trouve que cela s’est passé très en douceur, il suffit de partager un repas et déjà, on apprend à se connaître… Ça s’est fait naturellement parce que chacun avait envie aussi que ça marche.

Qu’est-ce que ça a changé de vivre ici, avec d’autres, dans cette dimension intergénérationnelle ?

Marie
C’est un enrichissement, le fait de ne pas rester dans mon petit milieu avec les mêmes personnes, mais me confronter à des vies différentes, à des manières de voir différentes, c’est extrêmement riche. Il y a ici de belles rencontres. Denise, par exemple, cuisine très bien et notamment les plats thaïlandais Elle m’a fait découvrir des saveurs que je ne connaissais pas du tout.

Pourquoi ça marche ?

Marie
Je pense que le succès du projet est lié aux personnalités des colocataires. J’imagine qu’il sera délicat de voir partir l’un de nous et que quelqu’un d’autre prenne sa place. Il faudra alors essayer de recréer le climat qu’on a su créer tous ensemble. Peut-être que si ça fonctionne, c’est parce qu’on est les premiers ? Je pense que ça compte.
L’espace est beau, peinture et mobilier sont beaux aussi. On vit dans un appartement qui est bien fait et ça compte beaucoup ! Moi je pense que ce qui marche ici peut fonctionner ailleurs. Mais c’est vrai que je ne vois pas comment ça pourrait fonctionner après, au fil des changements de colocataires. Comment se retrouveront les anciens et les nouveaux ? Tenter le même projet, ailleurs, avec un nouveau départ pour d’autres colocataires, je pense que ça ne peut que fonctionner.

Un réfrigérateur, une grande cuisine, 5 colocataires. Comment faites-vous ?

Marie
Pour le frigo, tout est mélangé. On sait à peu près ce qui est à l’un ou à l’autre. On n’a pas divisé le frigo. Chacun fait ses propres courses mais garde à l’esprit, plus ou moins consciemment, qu’il vit avec d’autres… On fait les courses pour soi, en fonction de ses goûts, mais dans l’idée, aussi, du partage. Si je n’ai pas de crème, et que Denise en a, je prendrais sa crème sans même me poser la question. C’est comme ça.
Quand je vais acheter du poulet, au lieu de prendre deux cuisses, je préfère acheter un poulet entier. Je me dis: « S’il y a du monde à table, je le partagerai, sinon, je le mangerai sur trois jours. Moi, je fais très bien les spaghettis bolognaises. Quand j’achète la viande hachée je vais prendre la grosse barquette. Ce sera l’occasion de faire mon plat le jour où nous serons réunis autour de la table. C’est aussi une façon de prendre rendez-vous avec les autres, un soir de la semaine… Mais la plupart du temps, chacun utilise la cuisine à sa guise et mange en fonction de ses horaires.
Les courses, le frigo, les repas ? A vrai dire, on n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur un mode de fonctionnement mais il s’est établi tout seul, sans qu’on l’ait décidé… Si quelque chose ne nous plaît pas, on le dit. On va pas se prendre la tête pour ça quoi.

Thibault entre et prend place autour de la table. Marie doit partir pour son cours de chant… Elle quitte la pièce : « Dites bien que ça marche ! Que ça doit être fait ailleurs ! Que c’est formidable ! ». Thibault, la vingtaine, jeune travailleur. Hier, dans la restauration, plus de 12 heures de travail quotidien, six jours par semaine. Aujourd’hui, il vient de changer radicalement de profession pour des horaires qui lui « laissent du temps pour vivre ».

Thibault
Denise est partie pour quelques semaines chez sa fille à Nouméa. Aujourd’hui, on a reçu une carte postale…Avant d’habiter ici j’étais dans un foyer pour jeunes travailleurs à Bastille. Au début, c’est vrai, le projet intergénérationnel est assez surprenant. Moi j’avais été en colocation à Londres, mais c’était uniquement entre jeunes. Si vivre avec d’autres m’attirait vachement, c’était pour quitter la solitude. On a beau être dans une grande ville, on ne rencontre pas plus de monde à Paris qu’en province. C’est pour ça que ça me branchait de vivre avec d’autres.
Avec Denise, c’est vrai qu’on a sympathisé tout de suite. Assez rapidement, une relation grand-mère petit-fils s’est créée. On est très proches. Dans cet appartement, on est là chacun pour les autres quand ça va et aussi quand ça ne va pas, par contre on ne demandera rien en retour.

Pourquoi selon vous, vivre avec les autres, ça marche ?

Thibault
Je ne sais pas… Moi aussi j’avais pas mal d’appréhensions mais si ça fonctionne comme ça, c’est aussi car je voulais que ca fonctionne comme ça ! On est tous d’accord là-dessus ! Parfois, je dîne seul. Parfois, Denise prépare à manger pour 10 personnes. Elle aime bien cuisiner et dit que s’il y a du monde tant mieux, mais s’il n’y a personne, c’est pas grave, elle mettra tout au congélateur. C’est vraiment comme ça que ça fonctionne et je trouve que c’est super. Chacun a sa vie, chacun fait sa vie. La semaine dernière, moi j’ai dîné seul dans le salon devant la télé, et Marie mangeait dans la cuisine en face de son ordinateur. Et puis il y a la personnalité de Denise… C’est vraiment le type de personnage qu’il fallait pour ce projet. Quand j’aurai son âge, j’aimerais avoir sa patate !

Rien n’est donc imposé ? Comment avez-vous fixé les règles de vie en commun ?

Thibault
Tout se définit entre nous, petit à petit. On sait par exemple qu’il ne faut pas laisser la vaisselle dans l’évier, ça énerve Denise. Si ça l’énerve, on ne le fait pas. Quand on salit une casserole il faut la nettoyer tout de suite parce que c’est aussi quelque chose qui l’agace. Moi je suis souvent dans le salon, le soir. Quand je rentre du boulot, je m’y pose et vient qui a envie de venir. Parfois je joue à la console de jeux, les petits me rejoignent. S’ils veulent jouer avec moi, on joue ensemble… Pour la télévision il n’y a vraiment pas de prise de tête. Au contraire, si un programme nous branche, on va le regarder ensemble, sinon, chacun va dans sa chambre et regarde sa télé.

Le partage se passe comment ? Humainement qu’est ce que cela vous apporte ?

Thibault
Humainement… comment dire ? C’est une expérience à vivre. Sincèrement. Parce qu’on se retrouve avec des personnes qu’on ne connait pas et qu’on va apprendre à connaître, avec des histoires et des vies différentes. Il y a vraiment quelque chose aussi de l’ordre du partage d’expérience, sur ce qu’on a vécu, sur ce qu’on a envie de vivre, et on va donner, ou recevoir, un conseil sur comment faire. Et ça c’est très fort. Moi, l’année dernière, j’ai eu une relation qui s’est terminée, et bien Denise, elle était là. Elle m’a aidé à avancer. Elle m’a donné ses conseils, comment elle, elle avait vécu ce genre de situation. Je trouve que c’est super génial alors qu’on a 50 ans d’écart !
Avec Denise qui a le même âge que mes grands-mères, 76 ans, je vais parler de choses dont je ne pourrai jamais parler avec mes grands-mères. C’est ça qui est exceptionnel : avoir l’avis d’une personne d’une autre génération. Même avec Marie, qui est de ma génération, on s’échange parfois des conseils. On arrive dans l’appart’, on se voit: « Faut que je te parle, j’ai des trucs à te raconter ».
Quand Marie joue de la flûte, j’écoute…Ça ne me branche pas plus que ça, mais je respecte vachement. Après on rigole ensemble du fait qu’on aime pas les mêmes choses…Elle et moi, on est dans deux univers tellement différents… Moi j’aime tout ce qui est variété française, voire variété internationale. Je suis un grand fan de Jean-Jacques Goldman. Avec Denise, on aime bien écouter ce qui vient des années 80, 70, voire des années 60.Marie, elle, fait des recherches sur une flûte particulière dont on jouait à la cour de Louis XIV. Pendant des semaines on a entendu parler de cette flûte et on s’est bien marré. Avec Denise, on taquinait Marie sur la flûte du Roi Soleil !
Je n’ai jamais été au concert avec Marie mais elle m’a traîné à un bal Renaissance ! Jamais sans elle je n’aurai mis les pieds là-dedans. On a passé une super bonne soirée et je me suis rapproché de son univers. Je n’y retournerai peut être pas, mais c’est vrai que c’était sympa de découvrir ce qui l’a fait kiffer. Et là, au bal Renaissance, j’ai vraiment plongé, concrètement, dans son univers.

Et avec les enfants, les petits de l’appartement ?

Thibault
Avec les enfants, moi je n’ai pas un lien très fort. Leur mère veille à ce qu’ils restent bien dans leur espace. On ne va pas les forcer à venir vers nous. Je trouve que c’est dommage pour le projet.

Combien de temps prévoyez-vous de vivre ici ?

Thibault
Je pense que je partirai d’ici quand je construirai quelque chose avec quelqu’un.. D’ici là, je ne vois pas l’intérêt de partir d’ici. Ma vie ici me convient très bien. J’ai, on a, un appartement magnifique pour un loyer modéré. Seul et célibataire je ne vois pas pourquoi j’irai m’enfermer dans un studio de 15 m2 pour le prix que je paye ici.

Et là, vous vivez dans combien de m2

Thibault
Ma chambre fait 23 m2, et comme les autres, j’ai aussi ma salle de bains et mes WC privatifs. Et l’appartement fait 180 m2 au total. Je n’ai aucune envie de partir… Au début mes frangins m’ont demandé si c’était de la télé réalité ! Un de mes frères est venu avec sa femme et ils ont trouvé ça génial. Mon frère quand il a vu la cuisine, il était même jaloux. Il a dit : « Putain la vache, moi je n’arriverai jamais à me payer ça !
Je garde un excellent souvenir, de cette première soirée avec mon frère, ma belle-sœur et Denise. Voir Denise danser à 3h du matin avec nous dans le salon, j’ai encore cette image assez extraordinaire en tête. Mon frère nous a invités à dîner chez lui en banlieue, avec Denise. Mon meilleur ami aussi, quand il est venu l’été dernier, il a vachement sympathisé avec Denise. Le jour où elle rentrera de Nouvelle-Calédonie, ce sera l’anniversaire de mon ami et elle a pris son adresse avant de partir pour lui fêter son anniversaire. Je trouve ça super sympa… Au foyer des jeunes travailleurs, on connaît plus ou moins les autres mais on ne cherche pas à se connaître plus que ça. Chacun reste dans son studio de 10-15m2, pas plus. A Bastille, mon studio faisait 13m2. On en a vite fait le tour. J’y suis resté 1 an 1/2 et j’étais content de partir. Ici, je me sens plus libre, plus ouvert. Des amis que j’ai depuis 10 ou 15 ans me disent que je suis plus ouvert que je ne l’étais.

Différentes générations sous un même toit, ça bouge les lignes…

Thibault
Exactement. Avec Denise, on parlait de Noël. Ma grand-mère est veuve, malheureusement, et elle vit très seule au Mans. Mon père habite en Bretagne, mon frère et moi on habite à Paris, j’ai un cousin à Tokyo… Denise m’a dit : « Ta grand-mère, si tu veux, dis lui de venir chez nous ! » Ma grand-mère adore aller au théâtre. Et j’ai dit à Denise, quand elle viendra à Paris, on ira au théâtre tous ensemble. J’ai proposé ça à ma grand-mère. Je lui ai dit : « Si tu veux, viens passer 3 jours à Paris et on ira 3 fois au théâtre ! » Ça devrait se faire prochainement…

Il y a des moments où les choses sont un peu plus difficiles ?

Thibault
Ouais, le dimanche matin quand les enfants courent dans l’appartement. On aimerait bien être tranquille quoi. Après, on fait vite l’impasse là-dessus évidemment. Parfois, au contraire, il y a des moments où l’on va se sentir seul. On peut se retrouver seul un week-end, tout le monde sera parti… On va se dire : « Putain la vache, bah merde quoi ! » Ça arrive assez régulièrement en fait. Des soirées aussi où il n’y aura vraiment personne. Mais bon, c’est comme ça. J’ai hâte que Denise rentre de Nouméa. La connaissant, elle va avoir pleins de choses à nous raconter, elle va nous ramener pleins de trucs, elle aura 15 000 photos…Ça va être super sympa de se retrouver. Denise, elle est très proche de son petit fils. Avant qu’il ne parte avec sa mère pour la Nouvelle-Calédonie, elle déjeunait avec lui plusieurs fois par semaine. Ils allaient au cinéma ensemble. Du jour au lendemain, elle n’a plus personne… Et elle m’a dit : je perds un petit-fils, mais avec toi, j’en gagne un autre. Elle m’a dit ça, mot à mot.

A vous la parole